Alors que la France vit sous le
régime de l’état d’urgence, une annonce a de nouveau fait
trembler nos frontières en ce début de mois de février : la plupart des
manuels scolaires appliqueront dès la rentrée prochaine des Rectifications
de l’orthographe datant… de plus d’un quart de siècle !
Cacophonies au pays de Boileau et de Racine !
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« Faut-il écrire ce mot comme le font
Papa et le Larousse ou comme c’est écrit dans mon
livre de classe ? »
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Najat Vallaud-Belkacem, ministre
de l’Éducation nationale, est innocente. Enfin, presque. Dans son
édition du 4 février, le journal Le Monde a disséqué la
rumeur qui s’était répandue depuis la veille, selon laquelle le
ministre de l’Éducation nationale avait imposé aux éditeurs de
manuels scolaires l’application d’une réforme de l’orthographe
vieille de 26 ans.
De fait, le Bulletin officiel
de l’Éducation nationale du 26 novembre a bien recommandé la
« nouvelle orthographe », mais ce sont les éditeurs
eux-mêmes qui ont décidé de la systématiser dans leurs
publications.
Battage médiatique autour de
cette affaire, indignations et tollés (en tout genre) ont remis sur
le devant de la scène une bien curieuse réforme : celle de
1990.
« Igloo ! Vous avez dit
iglou ? »
« Ha ! parce qu’il y avait
une réforme de l’orthographe ? » Oui |
« Moi j’ai toujours écrit igloo !?! » |
Monsieur !
Elle a 26 ans. Personne ne l’applique vraiment en France, le grand
public l’avait pratiquement oubliée avant ce début d’année,
mais elle est là ! On la ressort du tiroir de temps en temps ;
nos amis belges et suisses la respectent plus ou moins ; nos
dictionnaires mentionnent assez fréquemment la double orthographe
des quelque deux mille mots qu’elle concerne, apportant souvent,
par là même, plus de confusions que d’éclaircissements :
« Igloo ou iglou », nous dit par exemple le Petit
Robert, faisant côtoyer sans
autre
commentaire les deux
graphies, l’ancienne et la nouvelle.
Élaborées par le Conseil
supérieur de la langue française et approuvées par l’Académie,
les Rectifications de l’orthographe sont parues au Journal
officiel du 6 décembre 1990. Elles étaient destinées,
affirmaient ses concepteurs, non pas à simplifier l’orthographe
mais à supprimer quelques « incohérences » (ou
supposées telles) de notre langue. Elles n’avaient aucun caractère
obligatoire : la double graphie était autorisée.
« Allez les enfants !
Écrivez ce que je dis, pas ce que j’écris »
Ces rectifications étaient
censées être enseignées à l’école dès les années
quatre-vingt-dix, afin de supplanter peu à peu l’ancienne
orthographe.
Or le 4 février, Najat
Vallaud-Belkacem précisait encore : « Les deux
orthographes sont justes. »
Si les éditeurs de manuels
scolaires s’en mêlent, persistent à vouloir mettre en pratique
une réforme qui n’est pas entrée dans l’usage (voir la preuve
ci-après), dans quelques années, ce sont donc plus de deux mille
mots que parents et enfants, voire professeurs et élèves, risquent
d’écrire différemment.
Tout cela est-il bien éducatif ?
Dans ces conditions, comment faire comprendre aux élèves la
nécessité d’une norme orthographique, d’une bonne orthographe ?
Enfin, rassurons-nous, l’Académie
française a réagi !
Rectifications de l’orthographe : contradictions et volte-face à
l’Académie
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En 2014, dans son livre Dire, ne pas dire, l’Académie française n’appliquait toujours pas les rectifications qu’elle avait pourtant approuvées 24 ans plus tôt !
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Le tollé des derniers jours a
amené l’Académie à s’exprimer au sujet de ces rectifications
auxquelles elle avait donné son aval en 1990 et que son secrétaire
perpétuel d’alors, Maurice Druon, avait lui-même officiellement
présentées (ces rectifications sont mentionnées dans les trois
premiers volumes de la neuvième édition du Dictionnaire de
l'Académie française, 1992, 2000, 2011).
C’est avec un admirable courage, et en prenant toutes ses
responsabilités, que la noble institution affirme dans une
déclaration datée du 5 février : « L’Académie tient
tout d’abord à préciser qu’elle n’est pas à l’origine de
ce qui est désigné sous le nom de « réforme
de l’orthographe »
[…] Le texte auquel il est fait allusion émane du Conseil
supérieur de la langue française […] L’Académie a assorti son
approbation d’une invitation à la mesure et à la prudence dans la
mise en œuvre des mesures préconisées, mettant en garde contre
toute imposition impérative des recommandations […] Elle s’est
proposé […] de juger à terme des graphies que l’usage,
législateur suprême, aura retenues et de confirmer ou infirmer les
modifications recommandées. »
En 1990, pourtant, Maurice Druon
–
qui, il est vrai, n’est
pas l'Académie –
avait longuement justifié ces Rectifications, par exemple la
suppression de la plupart des accents circonflexes sur les i
et les u (cf. documents officiels).
Et là, on s’interroge : si
toutes ces rectifications étaient tellement nécessaires, pourquoi
l’Académie ne les a-t-elle pas utilisées dans les deux ouvrages
Dire ne pas dire (par ailleurs excellents, surtout le premier)
qu’elle a publiés coup sur coup en 2014 et 2015 ?
Dans le premier volume, on
trouve : « reconnaître » (p. 17, au lieu du
« reconnaitre » préconisé dans les Rectifications),
« base-ball » (p. 21, au lieu du « baseball »
recommandé), « goût » (p. 25, au lieu de « gout »),
« croître » (p. 37, au lieu de « croitre »),
« cloître » (p. 48, au lieu de « cloitre »).
Voilà que page 47 il nous est précisé que, plutôt que « coach »
et « coacher », « on parlera de l’entraîneur
et de l’entraînement d’une équipe, on dira d’un
sportif qu’il est bien ou mal entraîné » (au lieu de
« entraineur », « entrainement »,
« entrainé », prônés par la réforme).
Non, vingt-six ans plus tard, ni
les journaux, ni les éditeurs français, ni même l’Académie
française n’ont retenu tous les éléments de cette réforme.
L’usage (« législateur suprême », cf. plus haut) ne l’a
donc pas retenue. Bref, beaucoup de confusions… et un énorme
flop !
Ne touchez pas à mon
coupe-légumes !
Certes, au nom de la logique, il
pouvait paraître légitime d’ajouter un r à
« chariot » lorsque tous les dérivés de « char »
prennent par ailleurs deux r (charrette, carriole…),
de doubler le f de « persifler » et de
prendre quelques autres mesurettes de ce style.
Au premier abord, il semblait
également honorable de rectifier la très capricieuse écriture de
tous ces mots composés à la fois d’un verbe et d’un complément
(un couvre-lit, des couvre-lits, orthographe inchangée), de leur
enlever, quand ils en avaient, leur s (ou x)
au singulier, et de leur en ajouter un, systématiquement, au
pluriel : un porte-drapeau, des porte-drapeaux (selon les
Rectifications).
L’orthographe classique
appliquait déjà cette règle à nombre de noms composés : un
« tire-bouchon », des « tire-bouchons »,
parce que l’objet avait fini par prendre le pas sur l’action
qu’il réalisait (et parce qu’il n’y avait rien de choquant à
ce que ledit objet tire un ou plusieurs bouchons). L’usage avait
d’ailleurs fini par souder le verbe et le complément de nombre
d’entre eux, le « portefeuille » et le « portemanteau »
étaient naturellement entrés dans les mœurs sans que personne n’y
trouve plus rien à redire. Le « porte-drapeau », quant à
lui, demeurait invariable au pluriel, dans la mesure où les
militaires dont il est ici question n’en portent
généralement qu’un (drapeau).
Somme toute, le « coupe-légumes »
de l’orthographe classique (parce qu’il existe plusieurs sortes
de légumes), son « porte-bagages », ses « pèse-lait »
(ils pèsent le lait)… sont très rationnels (réforme : un
coupe-légume, un porte-bagage, des pèse-laits).
Là où il est question de
tire-fesses et de porte-avions
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Un sèche-cheveu (sans x)
est-il bien efficace ? |
Nous vous l’accorderons bien
volontiers : il s’agit là d’une difficulté de notre
langue. L’écriture de ces mots nécessite souvent un peu de
réflexion [et un bon Larousse !], mais leur orthographe
traditionnelle demeure dans l’ensemble plus logique que certaines
propositions de la réforme, tant nous paraissent inefficaces ce
« porte-avion » qui n’en porte pas plusieurs, ce
« sèche-cheveu » qui n’en sèche qu’un à la fois,
ce « tire-fesse » qui nous véhicule qu’à moitié, ce
« compte-tour » et ce « protège-dent » qui
ne font plus leur travail.
Et au pluriel, toujours selon la
réforme, que penser de l’accord de ces noms composés, autrefois
invariables (parce que leur complément possède un caractère
unique ou parce que leur élément verbal ne peut agir que sur un
objet à la fois…) : des « gratte-ciels » (!), des
« cache-cœurs » (?), des « abat-jours » (!)…
des « pare-soleils » (!?!) ?
J’ai rêvé d’une île,
euh, ile…
et puis zut : île
Voilà ! Peut-être
faudrait-il revoir un peu la copie, nous faire une vraie réforme,
logique, très mesurée, réfléchie… Et une fois élaborée, par
pitié, imposez-la pour éviter toute zone de flou !
J’aurais tout de même une
petite requête : s’il vous plaît, si vous
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« Île, hot-dog, igloo… S’il vous plaît ! » |
pouviez nous
laisser ne serait-ce qu’un petit couvercle (^)
à nos boîtes (boites pour la nouvelle orthographe), un peu
d’architecture à nos voûtes (voutes, selon les Rectifications), un
peu d’exotisme à nos îles (iles), à nos igloos (iglous) et à
nos fjords (fiords), un peu de saveur à nos dîners (diners), à nos
ragoûts (ragouts), à nos pique-niques (piqueniques), et même à
nos hot-dogs (hotdogs) et à nos fast-foods (fastfoods)… S’il
vous plaît, laissez-nous tout simplement un peu de gout
goût.
Bon, cela étant dit et pour en revenir à nos moutons, êtes-vous sûr de toujours bien accorder nous-même et ci-joint ?
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